Tuesday, February 4, 2020

Entrevue avec l'artiste Emmanuelle Jacques

Dans le cadre de la page Facebook de Gravure Montréal, je demande aux artistes des médias imprimés de donner un aperçu de leur travail et d'explorer l'impact que la gravure a eu sur leur processus créatif.
Voici la dernière interview d' Emmanuelle Jacques qui expose son projet Création de richesse / Labor of Love au centre d'artistes autogérés Arprim du 25 janvier au 22 février, 2020. Emmanuelle sera présente à Arprim le 30 janvier, 1, 6, 13, 15 et 20 février.
Emmanuelle avec Suzanne

AJM: Comment te décrirais-tu comme artiste?

EJ: Je ne suis pas certaine de bien comprendre la question. LOL!

AJM:LOL


Mom Art, Creation de richesse/Labour of Love

AJM: Cette série d'entrevues est principalement axée sur les artistes qui utilisent les arts imprimés à Montréal. Qu'est-ce que tu préfères de la vie à Montréal? Des endroits ou des souvenirs en particulier?

EJ: Ma première expérience comme artiste professionnelle a été une résidence à l’Atelier Graff, en 2006. Établi sur le Plateau-Mont-Royal depuis 1966, l'Atelier Graff était le lieu de travail privilégié de nombreux artistes en arts d'impression. Je capotais: j’allais travailler dans le même atelier que Julie Doucet et Dominique Pétrin ! Après cette résidence, j'ai continué à fréquenter l'Atelier Graff et au fil du temps, j'y ai rencontré tellement d'artistes (comme toi, Anna!) qui sont devenus des collègues, des ami·es et une source d'inspiration constante dans ma vie professionnelle. En 2016, l'Atelier Graff s'est joint au Cabinet, un centre d'artistes dédié à la photographie, et s'est installé dans Hochelaga sous le nom de L'imprimerie, centre d'artistes. Je suis très impliquée à L'imprimerie et je suis vraiment fière de participer à son développement. C'est presque comme une deuxième famille pour moi.

Un autre lieu que j'aime beaucoup est Arprim, un centre d'artiste qui a pour mission de diffuser les pratiques actuelles liées aux arts imprimés. Je me suis aussi impliquée dans ce centre pendant plusieurs années. C'est vraiment le meilleur endroit à Montréal pour découvrir les tendances actuelles en arts d'impression.


Real Artist, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Qu'est-ce qui t'inspire? Ton inspiration vient-elle de la vie, de l'art, de la musique, de la littérature? Des écrivains, des films, des œuvres d'art préférés? Quelles sont tes influences et où crois-tu te situer dans l'histoire de l'art? Dans la lignée de quels artistes te situerais-tu?

EJ: Les artistes que j'aime n'ont souvent pas grand-chose à voir avec mon propre travail. De toute façon, je trouve l'exercice assez pénible d'essayer de me situer dans l'histoire de l'art. C'est comme si, en essayant de trouver ma place là-dedans, j'avais l'impression de me faire épingler comme un papillon. Je préfère laisser ce travail à d'autres, s'ils y tiennent vraiment. Disons que je trouve plutôt mes sources d'inspiration à l'extérieur du milieu de l'art. Ces temps-ci, parce je travaille sur un projet qui parle d'économie, de maternité et de travail invisible, je lis beaucoup sur ces sujets-là. Dans mes projets précédents, je m'intéressais à l'urbanisme, aux mouvements de cartographie sociale, à la politique locale, etc. Mais ça ne veut pas dire que je suis imperméable à ce qui se passe dans le milieu de l'art. Ça me motive énormément de voir les artistes autour de moi travailler sur leurs projets et avancer dans leur carrière. Plusieurs de mes collègues artistes sont des modèles pour moi.


Come Back, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Des citations, des pensées, des philosophies de vie?

EJ: Dans son livre «La dette, 5000 ans d'histoire», l'anthropologue anarchiste David Graeber rejette la théorie économique qui soutient que l'humanité aurait d'abord inventé le troc, puis la monnaie, pour finir avec le crédit. Selon lui, très tôt dans l'histoire, le crédit aurait été à la base d'un réseau inextricable d'interdépendance entre les humains, alors que l'impossibilité d'évaluer avec exactitude la valeur des choses permettait de maintenir et de perpétuer ce réseau en permanence. En cristallisant la valeur précise des biens matériels et immatériels, l'arrivée de la monnaie aurait permis de régler instantanément ses comptes avec autrui au moment de chaque échange, et conséquemment, de briser ce réseau d'interdépendance qui a longtemps structuré la société. Le projet sur lequel je travaille en ce moment, Création de richesse/Labour of Love, s’inspire beaucoup de ce livre. En créant une monnaie sans valeur précise, qui sera distribuée gratuitement, j'imagine des façons de construire un tissu social où les échanges économiques et la création artistique seraient des moyens de prendre soin les uns des autres.
Création de richesse / Labor of Love


Hachurer le temps, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Comment définis-tu ton langage visuel?

EJ: J'ai beaucoup de difficulté à définir mon langage visuel. Mes projets sont souvent visuellement très différents les uns des autres. Ils sont plutôt liés conceptuellement, ou à travers mes processus de création, plutôt que visuellement.


Trou, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Quel est ton environnement idéal pour créer?

EJ: En résidence. Les résidences d'artiste sont un espace-temps protégé pour travailler sur des projets qui m'ont souvent pris beaucoup de temps à concevoir en amont. J'arrive difficilement à faire de la place pour la création dans ma vie quotidienne. J'ai besoin de me plonger dans mes projets sur de longues périodes. Malheureusement, la plupart des résidences d'artistes ne sont pas conçues pour accueillir les artistes avec des enfants. Alors je me débrouille autrement, en m'insérant des toutes sortes d'interstices, en m'inventant des résidences «autogérées» près de chez moi, par exemple.


Théorie, Création de richesse / Labour of Love

AJM:Si tu devais décrire ta pratique artistique en un mot, ce serait quoi?

EJ: Lentement.


Recherche, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Pourquoi fais-tu ce que tu fais? Quelle est ta motivation pour créer? Qu'est-ce qui te fait avancer? Comment l'art s'intègre-t-il dans ta vie? Comment ta vie artistique et ta vie quotidienne sont-elles liées?

EJ: Pour être honnête, je ne sais pas vraiment. Des fois, j'ai l'impression que c'est un peu comme une maladie mentale. C'est là et j'essaie juste de faire du mieux que je peux avec ça. Il y a tellement d'autres choses que j'aime faire dans la vie. Si je pouvais vivre sans faire de l'art, je serais sûrement heureuse à faire n'importe quoi d'autre. Jardiner, par exemple. En tout cas, ce serait pas mal moins angoissant!


Spécialistes, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Comment les arts d'impression ont-ils influencé ta pratique artistique? As-tu des idées ou des prises de conscience lorsque tu imprimes?

EJ: Les arts imprimés m'ont influencée de tellement de façons! Mes méthodes de travail en sont directement héritées : ma prédilection pour les procédés rudimentaires, le travail processuel, l'accumulation de gestes, la production de multiples, l'inscription dans la durée, etc. Quand j'utilise la couleur, je pense à chaque couleur séparément, comme quand on utilise des calques. Ça m'a amenée à considérer la couleur de façon conceptuelle plutôt que pour ses qualités formelles. Même le fait de travailler dans un atelier collectif a sûrement quelque chose à voir avec mon intérêt pour l'art relationnel. J'ai besoin du contact avec d’autres personnes dans mon processus de création.


Féministe, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Quels sont les avantages et les inconvénients de l'art imprimé?

EJ: Avantages: une multiplicité des possibilités, des qualités visuelles uniques, du temps pour réfléchir en répétant continuellement les mêmes gestes.

Inconvénients: les aspects techniques prennent souvent le dessus sur tout le reste.


Superwoman, Création de richesse / Labour of Love

AJM: Penses-tu qu'il existe des traits communs chez les artistes qui pratiquent les arts d'impression, dans leur façon d'être?

EJ:Oui. Une prédilection pour la répétition: gestes, motifs, multiples.

La collégialité.

Une fascination irrépressible (et parfois insupportable) pour les aspects techniques des œuvres.

Ah oui, et aussi un goût douteux pour les jeux de mots.

AJM: L'une des choses que je préfère à propos de l'art imprimé est la quantité d'invention qui est toujours intégrée au processus. C’est peut-être la norme de combiner des médiums de nos jours, mais je crois que les arts imprimés ont tendance à encourager les approches multidisciplinaires. Comment la multidisciplinarité s'insère-t-elle dans ton travail? Est-ce que tu y penses? Qu'est-ce que le mélange des médiums t'apporte? Est-ce que c'est important pour toi?

EJ: La question de la disciplinarité occupe une place assez particulière dans le milieu de l'art. C'est un peu un passage obligé, de nos jours, de s'identifier comme artiste multi – ou inter, ou trans – disciplinaire. Même si je ne pratique pas uniquement les arts d'impression, j'ai toujours été hésitante à m'identifier comme artiste multidisciplinaire, même si j'intègre des éléments d'art relationnel, d'écriture, ou que je pratique la cartographie en dilettante, par exemple. Quand j'ai rencontré Myriam Suchet, titulaire à l'époque de la chaire d'études de la France contemporaine de l'Université de Montréal, elle m'a introduit à son champ d'études: l'indisciplinarité. J'ai trouvé ça assez libérateur d'écarter le concept même de discipline, à l'intérieur mais aussi à l'extérieur du champ des arts visuels. Une fois, je ne me souviens plus trop dans quel contexte, quelqu'un m'a qualifiée de «cartographe». J'étais vraiment gênée, mais dans le fond, je préfère échapper aux définitions que d'avoir à me soucier de mélanger ou de créer des ponts entre les disciplines. Ces définitions-là, quant à moi, ça sert surtout à cocher des petites cases dans les formulaires des conseils des arts. J'en reviens encore au papillon épinglé. Ça ne m'intéresse pas tellement, mais si on veut vraiment le savoir, je m'identifie comme une artiste visuelle, tout simplement.

AJM: Les arts d'impressions ont-ils une pratique opposée?

EJ: Je ne pense pas, non. Les arts d'impression sont liés à tellement d'autres formes d'art.

AJM: À mes yeux, tes oeuvres semblent utiliser les arts imprimés pour créer un monde immersif pour le spectateur. Quel rôle le spectateur joue-t-il dans ton travail? Comment veux-tu que les spectateurs se sentent? Qu'est-ce que tu voudrais qu'ils retiennent après avoir vu tes projets ?

EJ: Dans mes œuvres installatives, une multitude de détails visibles de près seulement incitent le spectateur à recréer physiquement cet effet de zoom-in zoom-out qu'on utilise familièrement dans Google Maps, par exemple. Ça fait un peu premier degré comme ça, mais c'est une façon de créer un rapprochement. C'est aussi ce genre de rapprochement que je cherche à créer quand je fais des livres d'artiste: prendre dans ses mains, toucher, feuilleter, ça demande un contact intime entre l'objet et la personne qui le regarde. Mes projets récents ont commencé par une démarche relationnelle, au cours de laquelle différentes personnes ont pris part aux processus de création. Ces collaborations m'ont permis de créer un contact intime avec les gens en les incluant dès le départ dans mon travail. C'est vers ce genre de rapprochement que je me dirigeais depuis longtemps, je pense.

AJM: Le sentiment que je ressens quand je regarde ton travail est celui d’une belle harmonie et d’un ordre formels. Un monde créé par l'édition, la répétition, l'expertise technique et le travail acharné. En même temps, j'ai toujours le sentiment que tes projets posent des questions sérieuses et remettent en question les traditions culturelles. Les erreurs ne sont pas apparentes. Quel rôle le chaos, la structure, la perfection et la beauté jouent-ils dans ton travail? Comment interprètes-tu le contact humain dans tes compositions?

EJ: J'établis souvent des structures et des méthodes très précises pour donner une direction à mon travail, mais malgré moi, le chaos finit toujours par s'installer quelque part. C'est un peu comme avec les enfants. Ah ah ah!

Honnêtement, tout ce que je voudrais, des fois, c'est juste faire des belles choses, mais ça ne me satisfait pas vraiment. C'est sûrement pour ça que je m'invente toujours des systèmes compliqués pour me justifier. Le problème, c'est qu'il arrive toujours un moment où je me sens coincée dans ces systèmes, alors je ne m'y plie jamais avec beaucoup de rigueur. En regardant de plus près, on voit bien que tout est un petit peu tout croche. C'est juste que dans l'ensemble, on ne le remarque pas.

En ce qui concerne les questions sérieuses dont tu parles, c'est vrai que mes projets sont devenus de plus en plus politiques ces dernières années. Mais je n'ai pas vraiment envie de prendre un ton moralisateur, alors je préfère laisser parler les autres à travers ces structures que je mets en place. En 2017, j'ai fait un projet de cartographie relationnelle dans un centre communautaire à l'Île-des-Soeurs. Le projet consistait à créer, sur place, une carte subjective du quartier qui rassemblait les histoires racontées par les citoyens qui passaient pendant que je travaillais. Ça a l'air bien innocent, comme ça, mais cartographier de charmants petits souvenirs peut tomber assez facilement dans le commentaire politique. Les petites anecdotes toutes cutes de rencontres avec des animaux, par exemple, emmenaient souvent la discussion vers des sujets plus sérieux comme la destruction de l'environnement. À un moment donné, je jasais avec un col bleu et on a commencé à parler du contraste entre les grosses maisons de riches sur l'île et celles des quartiers populaires de la «terre ferme», comme il disait. Il m'a dit quelque chose du genre: «Pour être riche comme ça, il faut voler et tuer des gens. Crois-moi, je sais de quoi je parle.» J'étais bouche bée. Les gens peuvent être beaucoup plus radicaux qu'on le pense quand on ne leur dit pas qu'on s'intéresse à la politique.

Pareil avec mon projet Creation de richesse/Labour of Love, C'est très politique, mais disons que j'aborde le sujet en douceur, en buvant du thé en en mangeant des biscuits. C'est plus facile comme ça.

AJM: Quels rôles le temps / la couleur // le rythme / les énergies collectives / la communauté / le contexte culturel / la culture québécoise / le contrôle / l'autorité / la résistance / la permanence / la temporalité / le travail acharné / le travail / joue-t-il dans tes projets?

EJ: Tous les concepts que tu as nommés jouent un rôle assez important dans mon travail, sauf peut-être la culture québécoise. Je m'intéresse surtout à à la culture d'un point de vue local, voire hyperlocal.

AJM: Pourquoi te bats-tu? Est-ce que tu as un message à passer avec ton travail? Qu'essaies-tu de dire et à qui t'adresses-tu? Pour qui crées-tu ton travail? Quels sont les thèmes de conversation des personnes confrontées à ta pratique?


EJ:Je ne dirais pas que je me bats pour quoi que ce soit. Je trouverais ça prétentieux envers ceux et celles qui se battent vraiment pour une cause. Les artistes aiment beaucoup parler de prise de risques, mais il n'y a pas beaucoup d'artistes qui prennent de vrais risques avec leur art, en tout cas ici au Canada. J'espère quand même susciter des discussions et amener mes idées dans le monde.

Avec mon projet Création de richesse/Labour of Love, j'ai eu la chance de discuter avec des femmes d'âges et d'origines vraiment variées. C'est comme si leur expérience de la maternité combinée à leur travail d'artiste m'avait fait l'effet d'un prisme grossissant sur les inégalités qui persistent dans notre société. La maternité exacerbe toutes les autres formes de discrimination que vivent les femmes. C'est de ça dont j'ai envie de parler en ce moment.

AJM: Quel est l'élément le plus important pour qu'une œuvre soit réussie? Quelles qualités t'attirent? Des œuvres sur lesquelles tu reviens sans cesse?

EJ:Il faut qu'elle soit belle et qu'elle me fasse réfléchir en même temps. J'aime quand il y a plusieurs niveaux de lecture.

AJM: Comment penses-tu que ta pratique a changé au fil des ans? Pourquoi?

EJ: Moins technique, plus politique.

AJM: Quel projet as-tu préféré faire? Pourquoi?

EJ: C'est comme si tu me demandais lequel de mes enfants j'aime le plus. Je ne peux pas répondre à ça! Mais je peux te dire que l'aspect relationnel de mon travail devient de plus en plus important pour moi. Peut-être parce ma vie sociale est vraiment réduite depuis que j'ai des enfants (LOL!), peut-être parce que ça m'aide à échapper au narcissisme ambiant du milieu de l'art, je ne sais pas. Tu ne penserais peut-être pas ça parce que je m'exprime assez facilement en public, mais pour les petites conversations mondaines, je suis assez nulle en fait. Mes projets relationnels sont un prétexte pour entrer en contact avec les autres. Ça marche comme par magie. Tu ne peux pas imaginer les conversations que j'ai eues, avec des enfants, des personnes âgées, des travailleurs, des parents, des sans-abris, des politiciens… des gens avec qui je n'aurais jamais parlé normalement. C'est fou! Il y en a qui m'ont raconté des détails vraiment très personnels de leur vie. Pareil avec Création de richesse/Labour of Love. J'ai réussi à plonger vraiment vite dans des discussions assez profondes. Je ne suis pas certaine de savoir exactement où se situe l'art là-dedans, mais je suis vraiment émue quand j'y repense.

AJM: Quels sont tes projets actuels et à venir que nous devrions connaître?

EJ: En ce moment, je termine une résidence à L'imprimerie pour travailler sur mon projet Création de richesse / Labour of Love. Ce projet-là a commencé quand quand je me suis fait désinviter d'une triennale de livres d'artistes parce que la commissaire ne voulait pas que je vienne avec mon bébé. Ça faisait déjà un bout de temps que je m'intéressais à l'économie et que j'avais cette envie d'imprimer de l'argent. Ce n'est pas vraiment mon genre d'utiliser une émotion viscérale comme moteur de création, mais là, j'étais vraiment fâchée, et c'était la seule façon de me calmer les nerfs un peu. C'est comme ça que j'ai décidé de créer une monnaie à l'effigie d'artistes qui conjuguent leur métier à leur rôle de mère.

C'est articule qui a été le premier centre d'artiste à me soutenir dans ce projet, en m'accueillant pour une résidence durant laquelle j'ai aménagé de lieux de rencontre où des séances de portraits servaient de prétexte à discuter des ambitions de ces femmes, des obstacles qu’elles rencontrent et des idées pour améliorer nos conditions de vie et de création.

En parlant du sujet sensible de la maternité, je voulais aborder des enjeux politiques, dans une perspective féministe et libertaire: échanges économiques, relation au pouvoir, organisation du travail, culture DIY, recherche de liberté, la résistance à l’oppression. En puisant dans l’expérience de mes collaboratrices, j'entrevois un système qui valoriserait non pas la production et l'accumulation de capital, mais plutôt le travail de «care», ou de reproduction sociale. Ça, c'est ce qui, selon Joan Tronto, permet de maintenir, perpétuer et réparer notre monde: l'éducation, les soins, la culture, la protection de l’environnement, etc.

Les mères et les artistes sont confinées dans cette économie parallèle depuis si longtemps qu’elles ont développé une expertise essentielle pour renverser ce modèle. Je m’approprie donc le rôle commémoratif de l’argent, et le retourne sur lui-même pour formuler une critique de ce système d’échange, dans une charge symbolique qui relie pouvoir financier et luttes féministes. Comment les mères participent-elles à la création de richesse? Et les artistes? Quelle est la valeur du travail invisible, non rémunéré? Peut-on trouver sa place dans le modèle économique actuel? Et dans le milieu de l'art? Quels sont les modèles alternatifs? Il est temps de reconsidérer la valeur des choses en d'autres termes qu'économiques, et ça a toutes les chances de se produire à travers les luttes féministes.

En résidence à L'imprimerie, j'ai organisé une deuxième série de rencontres, puis j'ai utilisé les portraits et les citations tirés de ces rencontres pour concevoir une monnaie que j'ai imprimée sur la belle presse Vandercook de L'imprimerie. J'avais tellement hâte de l'utiliser! Assemblés en liasses, les billets forment un livre d'artiste, qui sera distribué à mes collaboratrices lors du lancement au Magasin d'Arprim en janvier 2020. Par la suite, le public sera invité à venir me rencontrer pour discuter d'art, de maternité, d'économie, et en particulier des modes de diffusion de l'art en marge d'un contexte marchand, en échange d'un exemplaire de mon livre.

L’idée d’imprimer de l’argent est un vieux fantasme d'imprimeur (et d’anarchiste!), mais c’est aussi un prétexte pour retrouver le plaisir de créer en revenant au dessin plus classique, en m'amusant avec un Spirographe pour dessiner des motifs en guillochis un peu rétro, en découvrant l'autre et en me penchant sur des sujets qui me préoccupent depuis des années.

Trouver du plaisir dans la création peut sembler aller de soi, mais ce jamais si évident. Le milieu de l’art met une pression énorme sur les artistes pour créer des oeuvres avec une signature reconnaissable, en parfaite cohérence avec leur pratique. Ce système s’est institutionnalisé et soumis à une logique économique qui valorise la productivité souvent au point d'asphyxier la créativité. Avec une famille à soutenir, le temps manque pour le travail «non-productif» comme la recherche. L'équilibre est précaire entre le besoin de travailler pour un revenu et la liberté nécessaire à la création. J'essaie de garder le plaisir en tête ces jours-ci.

AJM: As-tu des trucs de survie pour les artistes? Ou des conseils pour les artistes débutants? Que fais-tu pour rester inspirée? As-tu des observations ou des conseils pour naviguer dans le monde de l'art?

EJ: Travailler dans un atelier collectif. S'impliquer dans un centre d'artistes. Ne pas se décourager. Ça ne devrait pas être comme ça, mais il faut travailler sans relâche. Ça m'a pris du temps à comprendre, mais il faut savoir s'arrêter aussi, des fois. Et d'avoir du plaisir aussi! Des fois on travaille tellement fort qu'on oublie que c'est ça l'essentiel.

AJM: Où est le meilleur endroit pour nous te trouvons en ligne?

EJ: Je suis plutôt anachronique ---> emmanuellej.wordpress.com

AJM: Des sites Web ou des ressources inspirantes que nous devrions connaître?

EJ: Ces temps-ci je suis une page sur Facebook qui s'appelle Mothers in Arts. En fait, je crois que c'est toi, Anna, qui m'avait fait découvrir cette page. J'y trouve toutes sortes de bonnes lecture pour mon projet en cours.

Elles ont aussi un site web --->
mothersinarts

Plus des oeuvres par Emmanuelle:


Histoires Croisés, 2017


Confidences montréalaises, 2018


Promenades interstitiales


Lieux commons


Lieux commons Naufrages


La création de l'univers

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